Gaston Bachelard et Louis Guillaume: une amitié féconde

Ce texte de Jean-Luc Pouliquen a fait l’objet d’une communication lors de la journée Louis Guillaume ou le ràªve du réel organisée par la Société des Gens de Lettres en décembre 2001. Il a également donné lieu à  une conférence à  la brasserie Lipp en décembre 2003 dans le cadre des rencontres du cercle Aliénor. Une première version a paru en 2002 dans le numéro 17 de Thélème, Revista complutense de estudios franceses (Madrid, Espagne). En décembre 2010, une traduction en russe de cette étude a été mise en ligne sur un site russe :
http://hpsy.ru/public/x4541.htm

Par ailleurs, un récent ouvrage de Jean-Luc Pouliquen, Gaston Bachelard ou le ràªve des origines, reprend dans l’une de ses parties la substance du texte ici reproduit. Voir en post-scriptum à  ce document la présentation détaillée de ce livre, publié à  L’Harmattan.

Les notices bio-bibliographiques qui accompagnent une œuvre ou quelques extraits de celle-ci, doivent en quelques mots nous donner des clefs pour accéder à ce qui a été déterminant dans l’itinéraire d’un auteur. Pour celui qui rédige ces notices, la difficulté est de ne garder que l’essentiel d’un parcours, si foisonnant soit-il. Lorsque les ans viennent peu à peu agrandir la distance qui nous sépare de la mort de celui dont il est question, une sorte d’évidence s’impose alors dans la manière de relater les faits saillants de sa vie. Le tamis du temps a opéré, ne restent que les pierres blanches qui ont jalonné son cheminement.

Pour qui prend rapidement connaissance des influences décisives sur l’évolution poétique de Louis Guillaume, trois noms apparaissent. Le premier est celui de Max Jacob. Son livre Conseils à un jeune poète[[Éditions Gallimard, 1945]] est une bonne transcription du rôle qu’il joua dans les années trente et jusqu’à sa disparition tragique en 1944, auprès de toute une génération de jeunes poètes. Avec Marcel Béalu, Michel Manoll, avec Jean Rousselot, René Guy Cadou et quelques autres, Louis Guillaume a eu ce privilège d’être accompagné à ses débuts par le plus amical, le plus attentionné des poètes qui ont renouvelé l’expression poétique de la première moitié du XXème siècle.

Le deuxième nom est celui d’Albert Béguin. Celui qui dirigea la revue Esprit de 1950 à 1957,le lecteur de Pascal, de Balzac, de Bloy et de Bernanos, s’est fait surtout apprécier des poètes par son livre L’Âme romantique et le rêve paru pour la première fois en 1937 à Marseille aux Cahiers du Sud [[Réédité ensuite par José Corti à partir de 1939]] . Le Breton Louis Guillaume, cette âme celte nourrie de mystères et de légendes, ne pouvait que remarquer ce livre dès sa parution, y trouver des correspondances profondes avec ses paysages intérieurs et en faire son miel de façon durable.

Le troisième et dernier nom est celui de Gaston Bachelard. La notice de présentation de Louis Guillaume, établie par l’association qui regroupe ses amis, précise que c’est à partir de 1940 que le poète a commencé à lire les livres du philosophe.

Connu au départ pour ses ouvrages d’épistémologie, c’est en effet à cette période – La Psychanalyse du feu a paru à la NRF en 1938 [[Éditions Gallimard]] – que Gaston Bachelard commence à publier ses essais fort originaux sur l’imagination de la matière dont la poésie fournit, si je puis dire, le matériau de base.

Mais de simple lecteur, lecteur attentif et assidu, dont le journal qu’il a tenu régulièrement de 1935 à sa disparition en 1971 porte témoignage, Louis Guillaume est devenu correspondant puis ami de Gaston Bachelard. C’est à cette relation que je voudrais aujourd’hui donner contenu et réalité, au-delà des termes laconiques auxquels oblige toute notice bio-bibliographique.

Autour d’une rencontre

Je souhaiterais pour commencer, évoquer la rencontre entre Louis Guillaume et Gaston Bachelard. Elle se produisit bien des années après la rencontre avec les livres. La faire revivre permet de rappeler un contexte, de citer les noms de ceux qui contribuaient à cette époque à créer les conditions d’un climat culturel marqué du sceau de l’humanisme.

C’est à Jacques Buge que Louis Guillaume doit sa rencontre avec Gaston Bachelard. Jacques Buge avait été l’élève de Louis Guillaume lorsque ce dernier enseignait le français à Charenton. Avoir pour professeur un poète, quand on porte déjà en soi l’amour des mots, est une incitation forte à servir la poésie. Au moment où Jacques Buge encouragea Louis Guillaume à se rendre chez Gaston Bachelard, il préparait sa thèse sur Milosz. Milosz sera cité de nombreuses fois dans les livres de Gaston Bachelard. Jacques Buge a travaillé à la réédition de ses œuvres en France. Cela, grâce à l’éditeur André Silvaire. A la mort de Louis Guillaume, c’est également chez André Silvaire que Jacques Buge fera paraître son essai sur le poète [[Le livre a paru en 1972]] . André Silvaire était aussi l’éditeur de la revue Les Lettres à laquelle Louis Guillaume apporta sa précieuse collaboration.

C’est précisément dans son essai sur Louis Guillaume que Jacques Buge raconte la rencontre du poète avec le philosophe. Il la place sous le signe d’un ami commun à tous les trois : Max Picard. Aujourd’hui oublié, cet auteur suisse que l’on appelait le sage de Neggio, s’était fait remarquer en France par son livre Le Monde du silence dont Gaston Bachelard avait contribué à l’édition aux Presses Universitaires de France.

Ce livre avait marqué. Gaston Bachelard cite son auteur dans La Poétique de l’espace [[Presses Universitaires de France, 1974, page 180.]] . Un recueil de Louis Guillaume La Hache du silence[[Éditions Rougerie, 1971.]] y fait explicitement référence. Il porte en exergue cette phrase de Max Picard : « Jamais on ne fait silence en souvenir du silence qui n’est plus ». Notons encore que presque tous les poèmes de ce recueil contiennent le mot « silence ».

C’est cette « chaîne d’or des sympathies », pour reprendre une expression du poète lui-même, trouvée dans une lettre adressée à Gabriel Germain, qui conduisit le 24 novembre 1960, Louis Guillaume à se rendre, en compagnie de son épouse Marthe, au domicile de Gaston Bachelard. Son journal nous restitue l’atmosphère de simplicité et de cordialité qui a présidé à cette rencontre. Il fait au passage allusion à des poèmes composés l’été de la même année durant des vacances en Auvergne.

 » Avec M, chez Bachelard. » écrit Louis Guillaume  » Nous allons à pied du Châtelet où nous avions rendez-vous, à la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Sa maison est tout près de la place Maubert. Il vient nous ouvrir. Longue barbe blanche dans laquelle il passe ses doigts, longs cheveux tombant en boucles sur le col de sa chemise de nuit. Un vieux foulard autour du cou, des pantoufles, une couverture à carreaux sur les genoux, un pantalon rapiécé à la ceinture déboutonnée. De belles mains agiles, fébriles, et un admirable regard parfois malicieux. Une voix grave, parfois hésitante (il cherche un peu ses mots), aux inflexions tendres. Bonté et courtoisie dans toute sa personne.
Deux fabricants de tapis plus ou moins surréalistes sont là qui voudraient une préface à leur exposition. Un peu plus tard, une jeune femme vient lui demander de patronner un étudiant ami. Il n’évince personne, reste poli, bien que, visiblement, cela l’ennuie et qu’il n’ait plus guère de temps pour ses travaux personnels : il voudrait refaire sa psychanalyse du feu, cherche des textes sur la solitude… Mais il est en proie au désordre, débordé par lui, ne retrouve plus ses notes, ses idées : il y a trop de choses auxquelles il pense et il ne veut pas que sa fille, professeur elle aussi et qui poursuit une œuvre personnelle, l’aide. Dans les
Poèmes de la Brezotte il a noté ces vers :

 » Je cueillerais les fleurs endormies dans la graine »

et (je ne comprends pas pourquoi) :

 » Tout chante vif dans l’herbe ou sur le chêne »

Il nous parle de la maison de son enfance, de l’école de campagne où il a vécu, où est née sa fille, où est morte sa femme. Il n’est pas Bourguignon, mais Champenois, et pourtant sa maison actuelle est en Bourgogne. Il a des tas de livres là-bas, et son bureau en est plein aussi. Des lettres qu’il vient d’écrire sont alignées et attendent d’êtres mises à la boîte. Il est mangé par la correspondance ! Quand nous partons, il s’y remet. M. me dit qu’il est honteux qu’un homme de cette valeur soit laissé ainsi seul (ou presque), sans secrétaire pour l’aider, dans un logis si exigu… » [[Ces pages du journal de Louis Guillaume ont été reproduites dans le Louis Guillaume de Jacques Buge, Editions André Silvaire, 1972, pp 24-25.]]

Correspondance

Cette rencontre entre Louis Guillaume et Gaston Bachelard fut elle-même entourée par une correspondance qui débuta au mois d’octobre 1951 pour se terminer au mois de juin 1962. Comme le signale Louis Guillaume dans son journal, Bachelard était un grand épistolier et nombre de poètes furent les destinataires de ses missives. L’association des amis de Louis Guillaume a rassemblé dans son carnet n° 16 les dix-huit lettres que Bachelard adressa au poète [[Ces lettres ont été rééditées dans le bulletin n°4 de l’Association des Amis de Gaston Bachelard en 2002, tous les extraits qui en sont présentés ici pourront y être retrouvés.]] . Lazarine Bergeret que je remercie vivement pour m’avoir facilité l’accès aux documents nécessaires à cette communication, se souvient que l’arrivée de chacune de ces lettres, était un événement à la maison. Louis Guillaume, sa mère Marthe et elle-même s’employaient alors collectivement à décoder un à un les mots écrits à la plume raide. « Un mot chacun » précise-t-elle.

Plongeons à notre tour dans ces envois du philosophe, ami des poètes. Nous y voyons tout d’abord Gaston Bachelard se réjouir de tout ce que Louis Guillaume va lui adresser. Ce poème en premier lieu Le Feu mouillé qui lui est dédié :

Très loin sous l’eau le feu est allumé
le feu de pluie trouant la lucarne des mers

Ce feu mouillé derrière la vitre du rêve ne veut pas dévorer les feuilles de la terre. »Et puis ses recueils : Chaumière, Etrange forêt, Ombelles, La Feuille et l’épine, La Nuit parle [[Parus respectivement aux éditions Seghers (1951), Librairie Les Lettres (1953), Cahiers de Rochefort (1953), Les Amis de Rochefort (1956), Subervie (1961).]] … Ses romans : Le Rivage désert, Hans ou Les Songes vécus [[Parus respectivement aux éditions Le Pavois (1946), Subervie (1958).]]. Des exemplaires de revues auxquelles collabore Louis Guillaume : Les Cahiers du Sud, Les Lettres, France-Asie. S’y ajoutent les articles de Louis Guillaume rendant compte de la sortie des livres de Bachelard. Nous y reviendrons. Il est aussi question de Jacques Buge et des invites à venir le voir chez lui, d’une impossibilité de participer à une rencontre organisée, rue de Bellechasse, par la revue Les Lettres.

Mais les dernières lignes de la dernière lettre, adressée un 30 juin, par Gaston Bachelard, quelques mois avant sa mort, se terminent par une allusion vestimentaire qui place sa relation avec Louis Guillaume sur un plan pleinement humain qui dépasse tout échange purement littéraire.

« Rappelez-moi au bon souvenir de votre femme. En ce matin trop frais, j’ai son fichu sur mes épaules » écrivait Gaston Bachelard. C’est en fait la mère de Marthe Guillaume, qui avait tricoté au crochet cette palatine selon la forme et la couleur, un rouge sombre proche du violet, demandées par son utilisateur.

Nous pouvons toutefois aborder encore sous un autre angle cette correspondance. Par ses envois, Louis Guillaume nous permet d’avoir accès à la manière et peut-être même la méthode avec lesquelles Gaston Bachelard élabora ses derniers ouvrages.

Georges-Emmanuel Clancier a correspondu lui aussi avec Gaston Bachelard, a eu des amis communs et l’a rencontré à plusieurs reprises. Dans son livre Dans l’aventure du langage [[Paru aux Presses Universitaires de France en 1987.]] il montre que le philosophe champenois a suivi le parcours inverse d’un Léonard de Vinci « qui du domaine de l’art et de l’imaginaire est passé à celui de la connaissance scientifique« . Pour Georges-Emmanuel Clancier « cette passion et cette patience sans fin du savoir (de Bachelard) n’ont pris leur vrai visage que lorsqu’elles sont passées de la philosophie des sciences à la méditation sur l’Imagination« . Gaston Bachelard n’affirme-t-il pas lui-même à Louis Guillaume le 6 novembre 1958 : « Il n’y a que les poètes pour nous rendre à notre être réel« .

Sa correspondance avec Louis Guillaume se situe bien dans cette période. Le dernier livre d’épistémologie du philosophe Le Matérialisme rationnel paraît en 1953 [[Aux Presses Universitaires de France.]]. Il donnera son dernier cours en Sorbonne le 19 janvier 1955. Libéré de contraintes professionnelles, il peut se laisser porter par le mouvement profond de sa pensée.

Dès lors chaque lettre peut être considérée comme un fragment à insérer dans le dernier versant de son œuvre. Certaines prolongent un thème déjà traité, d’autres anticipent sur un livre à venir.

« Si j’avais connu ‘Maison de Vent’ quand j’écrivais dans mon livre La Terre et les Rêveries de l’Intimité‚ le chapitre La Maison onirique, quelle belle variation vous m’auriez inspirée ! » avoue-t-il le 30 octobre 1951.

« Quand je lis un livre comme le vôtre – un livre de poète – une carte accompagne ma lecture. Celle qui prend note des pages qu’il faut relire pour en cueillir des détails de haute valeur dans ‘Le Rivage désert’ est garnie de références » explique-t-il à la date du 10 novembre de la même année.
Des confidences viennent s’ajouter au propos. Ainsi le 6 juillet 1952 : « Pour le vieux professeur que je suis, c’est là une promotion, la plus belle, être aimé des poètes« .

La lecture de Gaston Bachelard est empathique. Il fait sien les poèmes de Louis Guillaume, au point d’aller avec eux au-delà du seul projet d’écrire. Au sujet d’Etrange forêt, il dira le 21 mars 1953 : « A vous lire je sens la forêt vivre sous la terre, cheminer sous la terre dans un été de la ténèbre. Je pense à des racines qui traversaient le sentier sous les ornières comme une humanité entremêlée. Sous terre les arbres sont peut-être errants. Ils cherchent. Ils dérogent à la solitude de la futaie… Que de rêves vous m’apportez, des rêves que je n’oserais écrire.« 

Il ne fait plus de doute à relire ces lettres qu’il y avait pour Gaston Bachelard continuité entre son activité épistolaire et son travail de philosophe. Rien d’étonnant alors à ce que la poésie de Louis Guillaume soit présente dans ses livres.

Louis Guillaume dans les livres de Gaston Bachelard

On peut aisément aujourd’hui à la lecture des derniers essais de Bachelard, tout entier consacrés à la poésie et au rêve, à savoir La Poétique de l’espace, La Poétique de la rêverie, La Flamme d’une chandelle [[Ces trois livres ont paru aux Presses Universitaires de France en 1957, 1960 et 1961.]] , imaginer les relations qui ont été tissées en amont avec les poètes qu’il cite. Il faut saluer son extraordinaire capacité d’accueil à l’activité d’une communauté dont il traitait les membres sur un pied d’égalité, qu’ils soient connus ou pas. Seule importait pour lui la qualité du poème ou d’un vers qu’il allait pouvoir choisir pour approfondir sa réflexion. Voici donc Louis Guillaume mis à contribution, et cela à deux reprises.

La première citation concerne le poème ‘Maison de Vent‘ du recueil Noir comme la mer [[Librairie Les Lettres, 1951. Ce recueil a valu à son auteur le Prix Max Jacob.]]. Bachelard n’a pas oublié ce qu’il écrivait dans sa lettre de 1951. Ce poème qu’il n’a pu retenir dans La Terre et les rêveries du repos [[Édité par José Corti en 1948.]] , il l’inscrit dans le chapitre ‘Maison et Univers’ de La Poétique de l’espace.

Quel honneur de se savoir ainsi cité par le grand philosophe. Pour l’anecdote, Louis Guillaume en fut si bouleversé qu’en sortant des Presses Universitaires de France où il venait d’acheter le livre, il manqua se faire renverser par une voiture en traversant le boulevard Saint-Michel.

Dans le chapitre où apparaît un large extrait du poème de Louis Guillaume, Gaston Bachelard s’intéresse à quelques maisons et quelques chambres appréhendées par des poètes et des écrivains.

On y retrouve Baudelaire, Bachelin, Rilke, Bosco, Milosz, Jean Laroche, René Char, Pierre Seghers, Supervielle et quelques autres. Louis Guillaume est là pour évoquer ces maisons que l’on peut déplacer avec soi.

Voici l’extrait :

 » Faut-il encore une preuve de ces maisons légères ? Dans un poème qui a pour titre : Maison de vent, Louis Guillaume rêve ainsi :

Longtemps je t’ai construite, ô maison !
A chaque souvenir je transportais des pierres
Du rivage au sommet de tes murs
Et je voyais, chaume couvé par les saisons
Ton toit changeant comme la mer
Danser sur le fond des nuages
Auxquels il mêlait ses fumées

Maison de vent demeure qu’un souffle effaçait. »

En choisissant ce poème, Gaston Bachelard savait-il qu’il touchait là à un vieux rêve du poète, celui de construire sur l’île de Bréhat, où il avait passé son enfance, une maison bien à lui ?

Cette maison ne verra jamais le jour, mais elle nourrira longtemps les projets de Louis Guillaume et des siens. Lazarine Bergeret raconte : « Cette maison, nous l’avons cent fois construite. Tour à tour nous proposions une nouvelle orientation, un nouveau matériau de porte, une autre place pour les fenêtres… Nos dessins s’accumulaient, se complétaient, mais toujours les rhizomes d’iris pour arrimer les chaumes du toit. » Et elle ajoute ce détail saisissant : « Ces dessins surgissaient au réveil de mes parents,… comme leurs rêves mystérieusement semblables » [[Témoignage reproduit dans le bulletin n°4 de l’Association des Amis de Gaston Bachelard en 2002.]]. On comprend mieux maintenant l’émotion qui a pu irradier Louis Guillaume à sa sortie de la librairie des Presses Universitaires de France.

La deuxième citation est tirée du recueil La Nuit parle. Elle prend place dans le chapitre intitulé « Les images poétiques de la flamme dans la vie végétale » de La Flamme d’une chandelle. Cette fois Bachelard s’est attaché à la force d’une seule image. Il écrit :

« Plus condensé encore qu’une sentence poétique, on peut recevoir d’un rare poète le germe même d’une image, une image-germe, un germe-image. Voici un témoignage d’une flamme qui brûle dans l’intimité de l’arbre – toute une promesse de la vie flamboyante. Louis Guillaume, dans un poème qui a pour titre : Le vieux chêne, avec trois mots, nous comble de rêveries : « Bûcher de sèves », dit-il, pour magnifier le grand arbre.

« Bûcher de sèves », parole jamais dite, graine sacrée d’un langage nouveau qui doit penser le monde avec de la poésie.« 

Dans cet ultime ouvrage paru du vivant du philosophe qui commence par les mots : « Ce petit livre de simple rêverie, sans la surcharge d’aucun savoir, sans nous emprisonner dans l’unité d’une méthode« , quelle place de choix, accordée à l’expression du poète ! « Graine sacrée d’un langage nouveau qui doit penser le monde avec de la poésie« . Un tel signe de complicité et de compréhension profonde ne pouvait que conforter Louis Guillaume dans une entreprise qu’il avait déjà commencée : faire connaître Gaston Bachelard et ses livres dans son aire d’activité.

Quand Louis Guillaume parlait de Bachelard et de son œuvre

Dix années durant, Louis Guillaume a tenu dans L’Education enfantine, revue destinée aux enseignants des Ecoles Maternelles et Classes Enfantines de langue française, les rubriques : Le Coin de poésie, Pour les heures libres et Que lirons-nous ? C’est Suzanne Herbinière-Lebert, Inspectrice Générale de L’Education Nationale, figure charismatique de l’enseignement de l’après-guerre qui l’avait sollicité.

Relire aujourd’hui ses articles où l’on retrouve les noms de Hermann Hesse, Borges, Melville, Rilke, Shri Aurobindo, Phan Duy Khiêm mais aussi Georges-Emmanuel Clancier, Jean Follain, Pierre-Jakez Hélias, Robert Sabatier, Marcel Béalu, Jean Rousselot, René Guy Cadou et bien sûr Gaston Bachelard, revient à retrouver l’image de Louis Guillaume dans le miroir d’un itinéraire intellectuel et littéraire, tout autant que dans celui des amitiés.

C’est cette approche que nous proposons pour les trois comptes-rendus qu’il fit dans L’Education Enfantine, des derniers livres du philosophe, au-delà des données objectives qu’ils pouvaient contenir.

Ainsi dans son article du 27 septembre 1957 concernant La Poétique de l’espace, Louis Guillaume commence par le devoir pour tous les éducateurs de connaître l’œuvre de Bachelard. Le philosophe, tout autant que le poète ont été tous les deux des éducateurs. Cette vocation profonde, s’est inscrite pour l’un et l’autre dans le cadre de l’Education Nationale au point que celle-ci participe de leur décor intime.

« C’est très gentil à vous de signaler mon livre à un public d’éducateurs. J’ai vécu toute ma vie autant près de ceux qui s’instruisent que de ceux qui instruisent. Ma femme était institutrice dans un village, ma fille est née dans une maison d’école. Oui, vous m’avez fait un grand plaisir en parlant de mon livre à des instituteurs. » répondait dès le 2 octobre Gaston Bachelard.

Puis présentant les lignes directrices des réflexions du philosophe sur l’imagination, Louis Guillaume en vient à écrire : « Il étudie ces questions délicates des images poétiques, des rêveries, des songes, des mythes, en se plaçant successivement sous l’angle des quatre éléments » et de citer Bachelard lui-même : « Si nos analyses sont exactes, elles devraient, croyons-nous, aider à passer de la psychologie de la rêverie ordinaire à la psychologie de la rêverie littéraire, étrange rêverie qui s’écrit, qui se coordonne en s’écrivant, qui dépasse systématiquement son rêve initial, mais qui reste quand même fidèle à des réalités oniriques élémentaires… » Louis Guillaume ajoute : « Il veut encore capter l’image quand elle émerge dans la conscience comme un produit direct du cœur, de l’âme, de l’être de l’homme saisi dans son actualité« . Ne trouve-t-on pas ici résumé le substrat de son art poétique ?

Dans les deux articles qui suivront relatant sa lecture de La Poétique de la rêverie, le 18 octobre 1960 et de La Flamme d’une chandelle, le 15 octobre 1962, Louis Guillaume s’attardera sur la place accordée aux poètes, par Gaston Bachelard, sur le commerce fécond qu’il entretenait avec eux – cela nous avons déjà eu l’occasion de le souligner – et puis il déplacera tout d’un coup le regard. Il lira Bachelard non plus comme un philosophe mais comme un poète.

Dans son article d’octobre 1960, après avoir remarqué que : « Dans ses moments d’effusion lyrique (et ils ne manquent pas heureusement dans ce dernier livre), les alexandrins fleurissent naturellement sous sa plume« , Louis Guillaume en donnera quelques exemples :

« Le mot est un bourgeon qui tente une ramille…« 

« Le rêve de la nuit ne nous appartient pas…« 

« Le sommeil ouvre en nous une auberge à fantômes…« 

puis il ajoutera : « Mais Bachelard est surtout un extraordinaire poète en prose » [[Ces articles ont été reproduits dans le bulletin n°4 de l’AAGB déjà cité.]].

Le 21 novembre 1962, un mois après la mort du philosophe, il lui rendra hommage à la radio avec une émission ayant pour titre : « Gaston Bachelard et les poètes ». Le texte de cette émission sera repris par Les Cahiers du Sud dans leur livraison de février-mars 1964. Dans cette émission, le poète synthétise tout ce qu’il a pu préalablement noter et écrire sur le philosophe, mais surtout il le cite abondamment. Il reprend par exemple cet extrait de La Flamme d’une chandelle qu’il avait déjà choisi dans son précédent article : « Parfois ma bonne grand-mère, d’une chènevotte adroite, rallumait au-dessus de la flamme la lente fumée qui montait le long de l’âtre noir. Le feu paresseux ne brûle pas toujours d’un seul trait tous les élixirs du bois. La fumée quitte à regret la flamme brillante. La flamme avait encore tant de choses à brûler. Dans la vie il y a aussi tant de choses à réenflammer ! Et quand la surflamme reprenait existence, vois, mon enfant, me disait ma grand-mère, ce sont les oiseaux du feu« .

Les derniers mots de son émission sont les suivants : « Gaston Bachelard a mis la poésie à l’honneur parce qu’il croyait à la fonction capitale du poète dans le monde moderne. Puissions-nous avoir prouvé qu’il a été, non seulement l’ami et bien souvent le confident des poètes, mais lui-même un grand poète. » Ils se passent de commentaires.

Gaston Bachelard et l’écriture poétique de Louis Guillaume

Pour terminer, la question que nous pouvons nous poser devant de telles connivences est celle de l’influence de Gaston Bachelard sur l’écriture poétique de Louis Guillaume.

Jacques Buge dans son étude, déjà citée, sur le poète, suggère de remplacer le titre de l’émission « Gaston Bachelard et les poètes » par « Gaston Bachelard et Louis Guillaume » pour mieux saisir la profondeur de leur relation. Il va jusqu’à écrire que : « Guillaume est un de ses accouchements les plus réussis. Sans Bachelard, pas de Guillaume – ou du moins pas le Guillaume dont il est question ici, c’est à dire le meilleur, le « Conquérant »(!) d’un royaume du langage où il règne en souverain absolu et incontesté« .

L’affirmation est forte. Certes Bachelard est un Socrate moderne. Certes la poésie de Louis Guillaume est traversée par les quatre éléments et prend sa source dans les rêves. Mais doit-on être aussi catégorique ?

Dans le troisième numéro des Cahiers Gaston Bachelard [[Paru en février 2001 aux Editions Universitaires de Dijon.]], Marcel Schaettel nous apporte des informations à même de faire une réponse nuancée. Ces informations viennent de Louis Guillaume lui-même.

« Quant à l’influence que le philosophe de l’imaginaire a pu avoir sur les poètes » raconte Marcel Schaettel, « voici ce que nous écrivait Louis Guillaume répondant à un questionnaire, après avoir affirmé (ce dont on ne pouvait douter) qu’il n’avait jamais reçu du philosophe ni conseils ni suggestions : ‘Mais il m’a fait découvrir ce que mes poèmes avaient d’élémentaire, et ce que je faisais d’instinct avant de le connaître, était concerté et voulu après. Presque toute ma poésie est placée sous le signe de la mer et du vent, de la pierre et du feu ensuite’ ». Voilà notre dossier instruit par le principal intéressé.

Je voudrais pour ma part plaider pour l’autonomie des sentiers de la création par rapport à toute philosophie, par rapport à tout discours théorique. La poésie ne découle ni de l’une, ni de l’autre. Je crois par contre au rayonnement des êtres qui portent en eux le feu mystérieux de la poésie. Gaston Bachelard comme Louis Guillaume en étaient chacun avec leurs talents respectifs les dépositaires. Là réside à mon sens le secret des liens qui les unissaient et qui permit à Louis Guillaume de trouver en Gaston Bachelard le lecteur idéal.

L’un avait connu l’horreur des tranchées en 1914, l’autre comme infirmier avait vécu la promiscuité avec la mort en 1939. Ils savaient de quoi ici-bas était fait. Ils en cherchaient un autre visage par les pouvoirs du rêve, par les promesses de l’enfance, par une relation toujours renouvelée avec la terre et l’eau, l’air et le feu, lorsqu’ils se livrent à nous dans la splendeur des origines. « Nostalgie cosmique » écrira Gabriel Germain à propos de Louis Guillaume [[Préface aux Poèmes choisis de Louis Guillaume, Rougerie, 1977.]] .


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Commentaires

Une réponse à “Gaston Bachelard et Louis Guillaume: une amitié féconde”

  1. […] la rêverie la plus matricielle est peut-être celle que Louis Guillaume dédie précisément « À Gaston Bachelard », sous un titre qui en résume l’ambition cosmogonique, « le feu mouillé ». On y […]